70.
Le vieil homme traversa le pont qui reliait l’île du Rocher au reste de la ville. Il n’y avait plus personne à cette heure dans les rues et les réverbères, même, étaient déjà éteints. En semaine, les étudiants ne se couchaient pas aussi tard que le week-end et la ville retrouvait son calme d’antan. Il risquait tout au plus de croiser un docker ivre mort ou l’un de ces jeunes gens qui faisaient sortir leur chien au milieu de la nuit.
Il longea la digue, le visage fouetté par le vent de la mer, en tenant son chapeau d’une main pour qu’il ne s’envole pas. À chaque pas, il pouvait sentir contre sa poitrine le précieux boîtier de métal qu’il avait caché sous son long manteau.
À la vitesse où il marchait, il lui fallut presque dix minutes pour arriver au coin de la grande avenue qui montait vers la colline de Portosera.
La nuit, la perspective Garibaldi était plus belle encore. Ici, les lanternes restaient allumées jusqu’au petit jour et dessinaient de belles vagues successives sur les façades ocre et jaunes des immeubles.
Jean Colomben fit une courte halte et admira la splendide trouée aux entrailles de la ville, comme il le faisait souvent, si bien qu’il en connaissait chaque recoin sans pour autant en être lassé. Puis il entreprit sa longue marche vers le haut de l’immense avenue.
Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose de symbolique dans ce dernier pèlerinage et que son fardeau était celui du dernier voyage des apprentis. Il se voyait encore, le jour de sa réception parmi les compagnons du devoir, marchant dans le dédale du temple de Jérusalem… Le compagnon est celui dont la conscience est ouverte au métier, récita-t-il dans sa tête, compagnon-fini, sa conscience est ouverte à l’homme et, par-delà le métier, il retrouve ses frères.
Il continua ainsi de se remémorer les souvenirs anciens de son apprentissage, cette époque d’insouciance et d’enthousiasme où il avait appris son métier parmi ses frères, assoiffé de connaissance, puis il arriva enfin au pied des marches qui menaient à la Fontaine de la Providence.
Cela faisait des mois, un an peut-être, qu’il n’avait plus eu le courage de gravir l’immense escalier de Michel-Ange. Mais ce soir, il n’avait pas le choix. Et ce n’était peut-être pas plus mal. Sans doute était-ce le prix à payer pour leur échec.
Il posa un pied sur la première marche. Puis il s’agrippa à la balustrade et commença son ascension.